CHAPITRE VI

 

JULIA, MITZI ET PATRICK

 

1

 

Julia, lorsqu’elle vint s’asseoir dans le fauteuil laissé libre par le départ de miss Letitia Blacklock – laquelle, avec tact, avait quitté le salon à l’entrée de la jeune fille – prit un petit air sûr de soi qui, sans qu’il sût pourquoi, déplut à Craddock. Elle posa sur lui un regard limpide et attendit ses questions.

— Voudriez-vous, miss Simmons, me parler d’hier soir ?

— Eh bien ! il est venu ici un tas de raseurs...

— Qui étaient ?

— Vous ne le savez pas encore ?

Il sourit.

— C’est moi qui pose les questions, miss Simmons.

— Excusez-moi ! Il faut croire que vous n’êtes pas comme moi et que vous n’avez pas horreur d’entendre plusieurs fois la même chose... Il y avait donc le colonel et Mrs Easterbrook, miss Hinchliffe et miss Murgatroyd. Mrs. Swettenham et Edmund Swettenham, et Mrs. Harmon, la femme du pasteur. Je les ai nommés dans l’ordre de leur arrivée et, si vous voulez savoir ce qu’ils ont dit, c’est facile. Ils ont tous dit : « Tiens, vous avez allumé le chauffage central ! » et « Mon Dieu ! que vous avez là de beaux chrysanthèmes ! »

Craddock se mordit les lèvres pour ne pas rire.

— Il n’y a eu, poursuivit la jeune fille, qu’une seule exception : Mrs. Harmon. Elle est arrivée avec son chapeau de travers et ses lacets de souliers mal noués et, tout de suite, elle a demandé quand l’assassinat allait avoir lieu. Ils se sont tous sentis gênés, parce qu’ils avaient tous prétendu être entrés en passant, par hasard. Tante Letty a répondu d’un ton un peu sec qu’on n’attendrait sans doute pas longtemps. La pendule a sonné, l’électricité s’est éteinte, la porte s’est ouverte et un homme masqué a crié : « Haut les mains ! » ou quelque chose comme ça. Là-dessus, il a tiré deux fois sur tante Letty... et on n’a plus eu envie de rire !

— Où étaient les uns et les autres quand c’est arrivé ?

— Ma foi ! un peu partout... Mrs. Harmon était assise sur le canapé. Hinch – c’est comme ça que nous appelons miss Hinchliffe – était debout devant la cheminée...

— Vous étiez tous dans cette partie-ci du salon ou dans l’autre ?

— Presque tous dans celle-ci, je crois. Patrick était allé chercher le xérès à l’autre bout du salon et il me semble bien que le colonel Easterbrook l’avait suivi, mais je n’en suis pas sûre.

— Personnellement, où étiez-vous ?

— Je devais être près de la fenêtre. Tante Letty venait de prendre les cigarettes...

— Sur la table là-bas ?

— Oui. C’est à ce moment-là que la lumière s’est éteinte.

— L’homme avait une puissante torche électrique. Comment s’en est-il servi ?

— Il l’a braquée sur nous, simplement. Elle nous éblouissait...

— Une question importante, miss Simmons. Cette torche, restait-elle immobile ou l’homme la promenait-il de droite et de gauche ?

Julia réfléchit. Elle avait renoncé à son attitude blasée.

— Il la faisait bouger. Comme un projecteur dans un dancing... La lumière m’a d’abord frappée en pleine figure, puis elle a fait le tour de la pièce et les coups de feu ont claqué... Deux.

— Et après ?

— Il a comme pivoté sur lui-même, Mitzi s’est mise à hurler, la torche s’est éteinte et il y a eu un troisième coup de revolver. Ensuite, comme elle fait toujours, la porte s’est refermée, toute seule, avec un grincement terrible, et nous nous sommes retrouvés dans le noir, ne sachant que faire...

— A votre avis, l’homme s’est-il donné la mort volontairement ou s’est-il tué sans le vouloir, parce que son revolver est parti accidentellement ?

— Je n’ai pas d’idée là-dessus. C’est seulement quand j’ai vu que tante Letty saignait, que j’ai cessé de penser qu’il s’agissait d’une blague idiote.

— Pensez-vous qu’il savait sur qui il tirait ? A ce moment-là, sa torche était-elle dirigée sur miss Blacklock ?

— Je ne saurais dire. Ce n’était pas elle que je regardais, mais lui.

— Comprenez-moi !... Pensez-vous que c’est sur elle qu’il a tiré, sur elle en particulier ?

L’idée paraissait surprendre la jeune fille.

— Je ne crois pas... Après tout, s’il voulait faire un carton sur tante Letty, il pouvait trouver des tas d’occasions plus favorables ! Réunir pour ça tous ses amis et connaissances, ç’aurait été compliquer les choses à plaisir ! Il pouvait, tous les jours de la semaine, la dégringoler en se cachant derrière une haie, à la bonne vieille manière irlandaise. Il est très probable qu’il n’aurait jamais été inquiété...

Craddock trouvait le raisonnement excellent. L’argument démolissait l’hypothèse de Dora Bunner, d’après laquelle les coups de feu avaient été délibérément tirés sur la seule Letitia Blacklock.

Le policier remercia la jeune fille et annonça son intention d’aller s’entretenir avec Mitzi.

— Faites attention à ses griffes ! lui conseilla-t-elle. C’est une Cosaque !

 

2

 

Escorté de Fletcher, Craddock gagna la cuisine. Mitzi, qui roulait de la pâte, leva la tête à son entrée et dirigea sur lui un regard hostile. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les yeux, elle avait l’air sombre et revêche. Elle portait un corsage rouge et une jupe verte.

— Vous êtes de la police, n’est-ce pas ? Vous venez me persécuter ? On m’avait dit qu’en Angleterre ce n’était pas comme ailleurs, mais c’est exactement la même chose ! Vous venez me torturer, pour me faire dire des choses… Eh bien ! prenez-en votre parti ! Je ne dirai rien ! Arrachez-moi les yeux, enfoncez-moi des allumettes sous les ongles, brûlez-moi la peau au fer rouge, faites ce que vous voudrez ! Je ne parlerai pas !... Je ne parlerai pas !

Craddock la regardait, pensif, cherchant la bonne attaque. Finalement, il ordonna :

— Très bien ! Alors, prenez votre chapeau et votre manteau !

— Quoi ?

Mitzi était stupéfaite.

— Prenez votre chapeau et votre manteau pour venir avec moi. Je n’ai pas ma trousse de tortionnaire. Tous mes appareils sont au commissariat. Vous avez les menottes, Fletcher ?

— Oui, monsieur.

Mitzi avait reculé de quelques pas.

— Mais je ne veux pas vous suivre !

— Alors, il faut répondre poliment aux questions qu’on vous pose poliment.

Elle mit son rouleau à pâtisserie sur la table, s’essuya les mains avec un torchon et s’assit, avant de dire, d’un ton maussade :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Que vous me racontiez ce qui s’est passé ici hier soir.

— J’ai voulu m’en aller. Est-ce qu’elle vous l’a dit ? Quand j’ai vu que le journal annonçait un meurtre qui aurait lieu ici, j’ai voulu partir. Elle s’est arrangée pour me retenir. Mais je savais, moi, ce qui arriverait et que je serais assassinée...

— Mais on ne vous a pas assassinée, il me semble !

Elle en convint à regret.

— Alors, reprit Craddock, racontez-moi ce qui s’est passé ?

— J’étais nerveuse, terriblement nerveuse... Avec tous ces gens dans la maison... A commencer par cette Mrs. Haymes, qui est arrivée par la petite porte, sous prétexte qu’elle ne voulait pas salir les marches de l’entrée. Comme si elle se souciait de ça ! Elle s’en fiche bien ! Cette femme-là me regarde du haut de sa grandeur comme si j’étais de la boue…

— Laissons Mrs. Haymes de côté, voulez-vous ?

— Pour qui se prend-elle ? Elle n’est qu’une vulgaire salariée, qui bêche les plates-bandes et tond la pelouse. Alors, pourquoi prétend-elle qu’elle est une dame ?

— Je vous ai dit de laisser Mrs. Haymes de côté. Continuez !

— Je porte le xérès et les verres au salon, ainsi que les bons petits gâteaux que j’avais préparés. Puis, on sonne et je vais à la porte. Je retourne à la cuisine et ça recommence ! Je vais de nouveau à la porte, je ne sais combien de fois... C’est humiliant, mais je le fais ! Après, je regagne l’office et je me mets à astiquer les cuivres et, pour être sûre de pouvoir me défendre si quelqu’un vient pour me tuer, je garde à portée de la main un grand couteau à découper, bien affûté.

— Une sage précaution...

— Et puis, tout à coup, j’entends des coups de feu. Je me dis : « Ça y est ! », je cours à la salle à manger et je reste là à écouter. Alors, il y a un second coup de revolver et un grand bruit dans le vestibule, comme quelque chose qui tombe. Je tourne le bouton de la porte, mais elle est fermée de l’autre côté. Je suis comme une souris prise au piège. Alors, je crie, je crie, de toutes mes forces, tout en tapant sur le panneau ! Enfin, j’entends bouger le verrou et on me délivre ! J’apporte des bougies, beaucoup de bougies... Et puis, la lumière revient et je vois du sang... Du sang ! Ach ! Gott in Himmel ! Ce n’est pas la première fois que je vois du sang... Mon jeune frère, je l’ai vu assassiner sous mes yeux... J’ai vu du sang dans les rues... J’ai vu des hommes tomber sous les balles du peloton d’exécution, j’ai vu...

— Merci.

— Et maintenant, arrêtez-moi et conduisez-moi en prison !

— Pas aujourd’hui ! répondit l’inspecteur.

 

3

 

Comme ils traversaient le vestibule, Craddock et Fletcher virent la porte d’entrée s’ouvrir brusquement, livrant passage à un jeune homme de belle taille, qui, les apercevant, s’arrêta net dans sa course, en s’écriant :

— Des limiers, si mes sens ne m’abusent !

— M. Patrick Simmons ? s’enquit Craddock.

— Vous êtes l’inspecteur, n’est-ce pas, et c’est bien un sergent qui vous accompagne ?

— Exact, monsieur Simmons. Pouvez-vous m’accorder un petit entretien ?

— Je suis innocent, inspecteur. Je jure que je suis innocent !

— Je vous demanderai, monsieur Simmons, de bien vouloir être sérieux. J’ai encore plusieurs personnes à voir et je n’ai pas de temps à perdre. Pouvons-nous nous entretenir dans cette pièce ?

— C’est le prétendu cabinet de travail. Comme, ici, personne ne travaille…

D’un ton très officiel, Craddock invita le jeune homme à lui donner des renseignements sur son état civil et ses services de guerre.

— Et maintenant, racontez-moi ce qui s’est passé hier soir !

— Nous avons tué le veau gras, inspecteur. Entendez que Mitzi nous a confectionné de savoureux petits gâteaux, que tante Letty a débouché une autre bouteille de xérès...

Craddock coupa la parole à Patrick.

— Une autre ?

— Oui. Il y en avait une, à moitié pleine encore, mais tante Letty n’avait pas l’air d’en vouloir...

— Elle était donc nerveuse ?

— Nerveuse, non ! Mais je crois que la vieille Bunny l’avait énervée, en lui prophétisant des catastrophes tout le long de la journée.

— Miss Bunner craignait quelque chose ?

— Sans aucun doute... et, au fond, elle était ravie !

— Elle avait pris l’annonce au sérieux ?

— Tout à fait.

— Il semble que miss Blacklock, lorsqu’elle a vu cette annonce, n’était pas loin de penser que vous étiez pour quelque chose dans son insertion. Pourquoi ?

— Que voulez-vous, ici, chaque fois que quelqu’un commet une sottise, c’est moi qui prends !

— Vous n’étiez pour rien dans cette annonce ?

— Pour rien !

— Vous connaissiez Rudi Scherz ?

— Je ne l’avais jamais vu.

— Racontez-moi ce qui s’est passé !

— Je venais d’aller dans le bout du salon pour m’occuper des boissons quand, brusquement, la lumière s’est éteinte. Je me retourne et j’aperçois, à la porte, un type qui disait : « Les mains au plafond, tous ! »... J’étais en train de me demander s’il m’était possible de me jeter sur lui quand il se mit à jouer du revolver. Presque aussitôt, il s’effondre, sa torche tombe par terre et nous nous retrouvons dans le noir. Là-dessus, le colonel Easterbrook se met à lancer des ordres, comme à la caserne, il réclame de la lumière, je prends mon briquet dans ma poche et, naturellement, il se refuse à fonctionner !

— Avez-vous eu l’impression que l’homme visait miss Blacklock ?

— Je croirais plutôt qu’il a tiré comme ça, pour le plaisir... et qu’il s’est rendu compte, ensuite, qu’il était allé trop loin.

— Ce qui l’aurait décidé à se tuer ?

— Peut-être. Quand j’ai vu son visage, il m’a fait l’effet d’être un pauvre petit bandit de rien du tout, un de ces types qui perdent leur sang-froid pour un oui, pour un non.

— Et vous êtes sûr que vous ne l’aviez jamais rencontré ?

— Jamais !

— Je vous remercie, monsieur Simmons. Il me reste à voir les personnes qui étaient ici hier soir. Quel serait, selon vous, l’ordre dans lequel je devrais les entendre ?

— Phillipa, Mrs. Haymes, travaille à Dayas Hall... C’est à côté. Un peu plus loin, vous avez les Swettenham. Tout le monde vous indiquera leur demeure.